Ce texte est un peu particulier : c'est un quatre-mains. Je l'ai écrit en partenariat avec un autre membre du MdE, Zamy. Le défi de l'été, lancé sur le forum, était "écrire en duo". J'hésitais, je me tâtais... avec qui écrire ? Et voilà qu'arrive un message dans ma boîte à mp : "tu veux bien écrire avec moi ?" Mais bien sûr ! Zamy, c'est une mine d'or sur pattes : elle a à peine 16 ans, écrit magnifiquement bien, et a rempli son premier NaNo à l'âge de 14 ans. Si je voulais écrire avec elle ? Nul besoin de me poser la question... Nous voilà donc parties dans notre défi, avec pour seul motif : écrire un truc inhabituel pour l'une comme pour l'autre. Le texte que voici a été écrit sur skype, à tour de rôle. Personnellement, je me suis beaucoup amusée, et c'est avec grand plaisir que je le présente ici.
Je vous souhaite bonne lecture !
Sale temps pour les chiens
Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai
péché.
Mais tu vas avancer, oui, espèce de putain de bagnole ? Avec
un gros gémissement, ce foutu tas de ferraille se décide enfin à redémarrer. Il
parcourt l’allée de la maison et s’arrête en face du garage. Même monter un
trottoir devient compliqué pour cette poubelle ambulante. Et merde ! Je
reste quelques instants dans cette boîte de conserve infichue de se garer, et
frappe le volant. Non, je dois me
reprendre ; Anna et les enfants ne comprendraient pas. Je prends une
grande inspiration, ferme les yeux et ouvre la portière. J’attrape la sacoche
d’un mouvement vif, sors et ferme la voiture. Une dernière inspiration et je
m’avance vers la porte de la maison pâle. Je sonne deux fois, deux petits coups
rapprochés. Comme d’habitude lorsque j’oublie mes clés, je peux entendre des
pas lourds s’approcher en se pressant légèrement, suivis d’autres pas, plus
vifs, qui glissent sur le carrelage froid. La porte s’ouvre, et moi j’ouvre les
bras. Ma femme se fourre toujours contre moi après le boulot. Je lui rends son
étreinte, mécaniquement. Les paroles sortent de manière automatique :
« Ca va chérie, tu as passé une bonne journée ? » Et tandis
qu’elle minaude sa réponse contre mon torse, je réitère ma question aux deux
enfants qui finissent de traverser l’entrée à ma rencontre.
Tandis que je me
dérobe à ma femme, je sens un vague frémissement contre mon pantalon. Ce sale
cabot tente encore de quémander quelques caresses. Il bave et laisse des traces
grisâtres ; je réussis à m’en débarrasser en shootant dans un de ses
jouets. Mais une fois de plus, je suis bloqué par mes enfants qui m’enlacent
joyeusement. Je leur ébouriffe els cheveux en leur demandant leurs notes de la
journée ; rien en-dessous de 15, comme d’habitude. Le York revient avec
son jouet entre les dents, sous le regard ravi d’Anna. Je me penche et lui
gratte les poils quelques secondes, histoire de dire. Avec un grand rire,
Arthur, le plus jeune de mes enfants, se jette sur l’animal et lui arrache son
jouet. Puis il disparaît, le York à ses trousses. Anna, elle, s’éloigne de
quelques pas et commence son discours quotidien :
« Ohlàlà, ces
enfants ! Arthur a encore tâché
sa veste ! Enfin, heureusement qu’il en a une pour demain. Je me suis
occupée de la maison aujourd’hui, c’était d’un sale ! Sais-tu que la
voisine a une liaison ? Oh mon Dieu, e n’aurais jamais imaginé, c’est Rosa
qui me l’a dit… »
Elle continue encore
comme ça pendant cinq bonnes minutes, sur tout : les courses, les voisins,
la maison, les enfants. Je n’écoute que d’une oreille : ce genre de chose
ne m’intéresse pas, mais je préfère qu’Anna croie le contraire. Je la laisse
donc débiter ses ragots, pendant que j’enlève ma veste et laisse ma sacoche
plus loin.
« Le dîner est
prêt, chéri. On mange quand tu veux. » Bien sûr. Comme d’habitude. Je
m’installe en bout de table, et maintenant c’est mon tour de raconter ma
journée par le menu : à quel point notre nouveau client est important, et
combien mes collaborateurs sont mauvais ; entre autres. Anna m’écoute avec
attention et semble réellement intéressée par mes paroles, qui sont pourtant à
peu de choses près les mêmes tous les jours. Si Arthur regarde le rab de viande
avec envie et ne se préoccupe pas des adultes, je vois que Tom nous écoute attentivement
depuis tout à l’heure. Il commence à s’intéresser aux affaires des
« grands ». Je ne vois pas pourquoi : ce que je raconte n’a
vraiment rien de passionnant. Le débit insignifiant de paroles ne s’arrête
qu’en fin de repas. Et là vient le Grand Moment : savoir ce qu’on va
regarder à la télé ce soir. Les débats s’animent et hésitent entre un film
d’action et une comédie. C’est le film d’action qui gagne.
Comme chaque soir,
lorsque nous envoyons Arthur se coucher, il proteste vainement avant d’abdiquer.
Tom allume la télé et s’installe sur le bord du canapé. Anna se pose au milieu,
et j’occupe une large partie de l’autre bout de celui-ci. Ce soir plus que les
autres, je suis las : le film du soir tant attendu n’est qu’une
rediffusion d’une pâle imitation de grand film. Et encore, non seulement elle
ne mérite pas de figurer au rang de film, mais en plus nous l’avons vu il y a à
peine six mois. La vraie question est en fait : pourquoi je reste planté
là ? Mais il faut faire bonne figure, tenir quatre-vingt-dix bonnes
minutes, jusqu’à l’heure du coucher. Je souris d’un air complice à Anna, qui se
love dans le bras que je lui ai mécaniquement offert.
L’heure et demi de
film s’égrène trop lentement pour qu’il soit humainement possible de la
supporter. Enfin, le générique bienfaiteur se fait entendre, et nous envoyons
Tom au lit. Une fois dans notre chambre, je soupire de soulagement en voyant
qu’Anna ne veut pas de galipettes ce soir. Je suis enfin tranquille. Je
prétexte être fatigué afin d’éteindre après avoir feuilleté quelques pages d’un
livre. Anna termine son chapitre, comme tous les soirs, et je devrai attendre
encore une quinzaine de minutes avant qu’elle ne se couche. En attendant, je me
tourne sur le côté. Qu'est-ce qu'elle en met, du temps, à lire! Je la sens
enfin se coucher près de moi, après ce qui m'a semblé une éternité. Elle
m'agace. Elle m'ennuie. Elle ne me connaît pas. Je crois que je ne l'aime plus.
Ou que je ne l'ai jamais vraiment aimée. Putain, qu'est-ce que je me raconte?
Bien sûr que je l'ai aimée! Mais ça, c'était dans une autre partie de notre
vie. Peut-être devrais-je prendre l'air, m'éloigner un peu d'elle, des gosses
et du clebs. Pour un temps au moins. Je n'ose imaginer la tranquillité, et
surtout la liberté que cela me procurerait.
Et si je prenais une
année sabbatique ? Après tous les services que j'ai rendus au boulot, le patron
me devrait bien ça... Une année loin d'Anna et des enfants... Et ensuite ?
Ensuite, tout reprendre comme avant ?
Non, non. Ca ne va
pas. Je refuse. Et si je trouvais plus radical ? Et si je... divorçais ? Je
suis fou. Papa ne me le pardonnerait pas. Mais d'un autre côté, c'est ma vie,
pas la sienne...
Ou alors, essayer les
deux ? Prendre d'abord une année sabbatique, et ensuite voir que faire à la fin
de ladite année ? Mais comment ferait Anna, sans moi ? Bien sûr, la paye
tomberait quand même, mais j'aurais besoin d'une partie pour partir... Le
sommeil ne vient pas, éloigné par mes réflexions. Je
ne sais pas si Anna me permettrait de prendre cette année d'un coup. Surtout
qu'elle m'en voudrait de ne pas l'avoir consultée. Et merde! Après cela, ce
serait elle qui demanderait le divorce... Non. Elle n'y songera jamais. Cette
vie lui convient. Je dois lui en parler, demain. Je dois trouver une solution.
Qu'elle me comprenne, ou du moins qu'elle en aie l'impression. Qu'elle me
laisse.
Je sens ma tête s'engourdir, maintenant que j'ai trouvé une solution. C'est
avec un grand soulagement que je sens le sommeil venir. C'est décidé : demain,
je parle à Anna. Mais pas le matin ; elle est trop grognon et trop peu
réveillée.
Je me réveille tôt.
Trop tôt. Encore engourdi par un sommeil agité, je cherche fébrilement mes
chaussons. Il ne faut pas énerver Anna, pas aujourd'hui. Faire tout ce qu'elle
veut. Et elle déteste que nous marchions sans nos chaussons. L'eau fraîche de
la douche sonne définitivement la fin de la nuit, et je descends, comme
d'habitude, en faisant le moins de bruit possible. Les enfants se lèveront dans
une demi-heure, tout juste à temps pour me voir avant que je ne parte. Je sors
les céréales des enfants, ainsi que le lait. Le café n'est pas tout à fait
prêt. Il n'est jamais prêt. Je laisser sortir le York. Un petit "bip"
me fait savoir que mon breuvage est enfin prêt à me brûler la gorge. J'entends
Anna qui descend. Bizarre, d'habitude je pars avant qu'elle ne soit réveillée.
Je l'accueille et constate de suite que quelque chose ne va pas.
"Tu n'as pas
entendu ? Tom a toussé toute la nuit... Je me demande si je vais l'emmener à
l'école aujourd’hui..."
Je prends un air
catastrophé. Oui, j'aime mes enfants, mais une toux, ce n'est pas la fin du
monde...
"Tu as raison. Il
faut le faire examiner au plus tôt, on ne sait jamais."
Je lui fais la bise,
salue Tom et Arthur avant de prendre la voiture pour le travail. Une gratouille
sur la tête de ce con de York, et me voilà parti.
La journée se déroule
comme toutes les autres. Les heures passent toujours aussi lentement, entre les
coups de téléphones de mon patron et mes collègues. Le premier me presse de
finir un fichu dossier, les autres n'arrêtent pas de me gêner pour demander des
conseils. Ou tout simplement pour parler. Comme si je n'avais que ça à faire!
Déjà que je me tape ce boulot, en plus ils veulent que j'écoute leurs
jérémiades sur tout et rien, et leurs histoires d'amour? Ils m'énervent. Non,
je ne dois pas m'emporter. Tenir encore un peu. Ces phrases magiques me
permettent de tenir jusqu'au soir. Enfin, je suis libre de quitter le bureau et
me réfugie dans la bagnole.
J'arrive enfin à la
maison. Faute d'autre chose, au moins elle est un havre de paix. J'entre et
constate de suite que tout est plongé dans le noir. Seule une petite lumière
orange clignote par intermittence : le répondeur. Je m'y dirige et mets la
messagerie en route : "chéri, c'est Anna. Je suis chez le médecin avec les
enfants, mais le docteur n'a pas de place, alors nous allons passer en
derniers... Peux-tu préparer le repas, s'il te plait ? Merci. A plus."
C'est le pompon. Le
pompon. Une journée de MERDE, jusqu'au bout. Je me dirige vers la cuisine,
tentant de me calmer… et manque de me casser la gueule.
CON DE CHIEN !
Toujours à me trainer dans les pattes ! Tiens, prends ça, espèce de saloperie !
C'est plus fort que
moi : je prends de l'élan, et shoote un grand coup dans le York. A mon grand
étonnement, il n'émet pas un bruit, pas le moindre "kaï" de
protestation. En revanche, j'entends un craquement sinistre lorsque sa tête
fait connaissance avec l'un des placards de la cuisine. Je reste planté là,
comme un con. Je regarde le York en espérant bêtement le voir se relever pour
revenir vers moi. Mais non, rien, pas même un petit couinement. N'empêche, il
avait qu'à pas m'énerver. C'était pas le bon moment. Je sens mes jambes bouger.
Je m'avance vers le clebs. Je sais très bien qu'il ne respire plus, mais je
pose ma main droite sur son poitrail. Par acquis de conscience. Et merde,
encore merde! Je prends la bête par la peau du cou et l'observe. On ne voit pas
de blessure, il ne saigne même pas. Ce clebs a réussi à crever sans laisser de
marque visible! Il était plus fragile que je ne le pensais. Je le repose dans
son panier. On dirait presque qu'il dort, ce p'tit con. Et puis comme ça il ne
gêne pas le passage. Un coup d'œil à l'horloge. Les enfants et Anna ne
devraient pas arriver avant une heure, si le médecin a autant de retard que
d'habitude. Mais peut-être qu'aujourd'hui ce sera différend. Cette journée
merdique commence enfin à prendre une nouvelle tournure.
Tout d'abord, je me
sens... serein. Etrangement serein. D'habitude, quand on s'énerve et qu'on
shoote dans quelque chose, ça défoule... Mais là, c'est mieux que ça. Comme si
le fait de ne plus avoir ce clébard dans les jambes avait changé la tournure de
ma journée. Me voilà serein. Mes soucis de bureau me paraissent lointains, et
la nécessité de parler avec Anna ressemble tout à coup à une vague
plaisanterie.
Je sors une casserole
du placard en sifflotant. Alors que le beurre grésille au contact du téflon, je
réalise que je siffle l'Hymne à la joie.
Je termine de mettre
la table lorsque j'entends du bruit à l'extérieur. Les enfants sont de retour
avec leur mère.
Il faut que je me ressaisisse. Le sentiment d'ivresse et de bien-être qui
m'occupait tout à l'heure me quittait peu à peu depuis déjà une dizaine de
minutes.
J'y avais vaguement pensé, mais j'ai un problème. Ce clebs était vivant quand
ils sont partis, et ils s'attendent à le trouver vivant en rentrant.
La porte s'ouvre,
j'entends Arthur courir vers la salle à manger. Il crie à la fois
"Bonjour, papa!" et "Biscotte ! Biscotte, viens !", ce qui
donne de petits cris incompréhensibles. Anna et Tom sont juste derrière, je
n'ai plus beaucoup de temps. Et je n'ai aucune idée de ce que je pourrai leur
dire. "Au fait, les enfants, chérie, j'ai tué le chien ! Oui, je sais,
j'aurais pu faire plus attention..."
Non, ils ne
comprendraient pas. Même si c'était la vérité, et même si je n'éprouve aucun remords.
Je pose la dernière fourchette lorsque notre "cher" malade et sa mère
entrent dans mon champ de vision. Et merde ! Je jure plusieurs fois
mentalement. Je ne sais pas quoi leur dire.
- Bonsoir, chéri ! Oh, je vois que tu as tout préparé, comme c'est gentil !
Je souris à Anna. Un
sourire glacé qu'elle ne semble pas remarquer. C'est elle qui m'a demandé de
faire à manger, pourquoi est-elle aussi contente, et un peu étonnée, que le
repas soit prêt ? Mais elle est stupide !
- Mais bien sûr, chérie. J'espère que notre grand garçon peut manger, car j'ai
tout fait en pesant tout spécialement à lui !
Les mots sortent tous
seuls, comme souvent, pendant que je jure de nouveau. J'ai trouvé quoi dire,
quand ils s'apercevront, pour le York !
"Bonjour Biscotte
!" hurle Arthur en voyant le chien dans le panier. Etonné du manque de
réaction, il s'approche et caresse la tête du chien, avant de se tourner vers
moi. "Papa... Papa, Biscotte ne répond pas..."
Evidemment, je pense,
c'est un chien, il va pas te répondre ! Qu'est-ce que c'est con les enfants des
fois ! Mais je m'approche, la cuiller en bois encore à la main.
''Bah, je sais pas, il
est venu me saluer tout à l'heure, mais après il a été se coucher... Je pense
qu'il est fatigué. C'est un vieux chien, tu sais..."
"Mais, papa, il
ne bouge pas DU TOUT."
"C'est vrai,
chéri", reprend Anna, et sa voix tremble. "Biscotte ne bouge pas du
tout."
Je m'approche, l'air
inquiet. Je passe la main sous le cou du chien et fais mine de chercher son
pouls. Je ne sais pas si ça se fait sur les chiens, mais ça doit me donner du
crédit.
- Mes enfants..."
Ma voix tremble. "Biscotte est mort..."
Un concert de
chouinements me déchire les oreilles. A mon grand agacement, il est composé
d'Arthur, Tom ET Anna, qui pleure même plus fort que nos enfants. Je presse mes
doigts sur mes yeux pour les rendre humides, et faire ainsi croire que je
retiens mes larmes.
"C'était...
C'était un vieux chien et il aura bien vécu, hein ? Il faut se dire qu'il est
parti heureux..."
"Oui, chéri. Et
puis, il est parti avec toi, il devait être content..."
Elle ne sait pas à
quel point elle a raison. Il est pas seulement parti AVEC moi, mais GRACE à moi
! Et il était content. Il n'a pas eu le temps d'avoir mal, ni de m'en vouloir.
-Oui, certainement... dis-je en baissant la tête, pour avoir l'air plus triste
encore. Et pour dissimuler le semi-sourire naissant sur mes lèvres.
- Je... Je vais le déplacer. Nous l'enterrerons ensemble demain, d'accord ?
- Chéri, mais...
Pourquoi se sent-elle
toujours obligée d'en rajouter quand je dis quelque chose ? Et en plus, elle
m'appelle toujours "chéri", même pour montrer son désaccord ! Cette
fois, je ne lui laisse pas le temps de protester :
- Je pense que c'est actuellement la meilleure chose à faire. Je sais que vous
n'avez plus faim, mais il faut manger. Et demain, il faudra aller à l'école, et
au travail.
Les enfants chialent
encore plus fort. Je croyais Tom malade, mais il pleure avec autant d'entrain
que son frère, et je sens la colère monter.
- C'est dur, mais comme votre mère l'a dit, il était vieux, et il a une une
belle vie. Vous ne devez pas pleurer...
Surtout qu'il n'en
valait pas la peine, ce sale clebs.
La soirée est, du
coup, des plus mornes. Mais j'échappe au moins au sempiternel film du soir, car
ce soir, personne (sauf moi) n'a l'esprit à se divertir. Les enfants vont se
coucher, et même Tom monte sans protester. Dans le lit, Anna se recroqueville
face au mur et renifle inlassablement.
Dès le début, ça
m'agace. Au bout de cinq minutes, ça m'horripile. Après dix minutes, ça
m'énèrve au point que je ne pourrai bientôt plus retenir les mots cinglants qui
j'ai en tête. Deux minutes de plus et je me demande si il n'y aura pas un autre
"Biscotte" mort.
- Chérie ?
Elle ne répond pas. Au lieu de cela, j'entends un énième reniflement qui finit
de bousiller ma sérénité gagnée tout à l'heure. Je me retourne et lui prend le
bras. De justesse, je m'empêche de la retourner brusquement vers moi, et me
contente de le secouer légèrement.
- Chérie ? Je sais que tu ne dors pas. Il faut moucher ce nez, et arrêter de
pleurer comme ça !
J'ai pris mon intonation toute gentille, celle que j'utilise habituellement
pour gérer les "gros soucis" des gosses.
Elle se tourne vers
moi. Il n'y a pas de lumière, mais je n'en ai pas besoin pour deviner que ses
yeux sont rouges et suintant de larmes, et que son nez et semblable à celui d'un
clown.
"Oui... Oui,
chéri, tu as raison. Mais, tu sais, Biscotte je l'aimais beaucoup... Je me
demande si on ne devrait pas voir, pour les enfants, tu sais... Prendre un
nouveau chien."
Je ne dis rien, je me force à ne rien dire, je souris du mieux que je peux...
"Oui, bien sûr. C'est vrai que c'est dur pour eux."
" Merci, chéri !"
Elle se retourne, et
finis les reniflements, finis les hoquêtements, bientôt, de doux ronflements me
parviennent. Incroyable. Ma femme est pire que mes gosses !
Je ne sais pas quand
je me suis endormi, mais le réveil ne me paraît pas aussi chiant que
d'habitude. En fait, la journée se déroule mieux que les autres, je crois. Les
enfants sont descendus plus tôt pour rester plus longtemps avec moi, mais ça ne
m'a pas dérangé. Enfin, pas autant qu'en temps normal. Mon boss est encore venu
me voir pour me forcer à finir quelques putains de dossiers, mais je ne suis
pas pour autant irritable. Même cette fichue bagnole ne parvient pas à me
mettre hors de moi.
Ne reste plus que la
soirée, et ce sera peut-être la meilleure journée de toute ma vie. La soirée se
déroule nickel-chrome, malgré l’ambiance lourde de la perte de Biscotte. Une
fois de plus, les enfants ne font pas de manières pour aller au lit.
Demain, c’est samedi.
Je peux espérer passer une journée peinarde.
Le plan du jour est
simple : je vais faire des courses, pendant qu’Anna et les enfants vont au
parc. No problemo, j’ai la liste des courses, c’est parti.
Le fiasco commence au
rayon yaourts. La marque d’Anna est en rupture de stock, et si je ne lui ramène
rien, PIRE, si je lui ramène une autre marque, ça va être un drame national. La
suite prend place au rayon des conserves, où un sale gamin me bouscule. Je
percute une pile de boîte, qui dégringole au sol. Loin de sermonner son gosse,
la mère me hurle dessus que « je pourrais pas m’excuser, non ? »
Je manque de lui coller mon poing dans la figure, mais le vigile est prêt à
intervenir, et je ne me sens pas l’humeur à passer plusieurs heures au poste.
Et l’apothéose est à la caisse : on est samedi, il y a une seule caisse
d’ouverte, et l’ « hôtesse » de service ne trouve rien de mieux
que de raconter sa vie à chaque client. Pour ne rien améliorer, j'arrive pas à
ouvrir la portière de la bagnole. Je mets dix minutes à me rendre compte que
j'utilise les mauvaises clefs, et cinq autres à trouver les bonnes.
Je rentre avant Anna
et les gosses. Ils ont dû s'arrêter devant des magasins de vêtements et des
confiseries. Comme si on n'avait que ça à faire. Les gosses ont assez à manger et
tous ont déjà trop d'habits pour qu'on leur en reprenne. En plus, c'est
aujourd'hui qu'on enterre le clébard. On n'a pas pu hier, je suis rentré trop
tard. Et c'est qui qui va tout faire, encore ? C'est bibi, bien sûr !
Je pose brutalement le
pot de confiture que je rangeai. C'est encore moi qui vais me taper tout le
sale boulot ! Cette fois, c'est les chips que je balance dans le placard.
C'est, évidemment, moi qui vais creuser le trou pour le clebs. Un deuxième
paquet de chips atterrit violemment à côté du premier. La crasse, les petites
cloques aux mains, la fatigue, tout ça c'est pas grave, c'est pour Biscotte,
voyons ! Je referme d'un coup sec l'armoire. Et puis, bien sûr, il faut le
mettre dans une belle boîte, que les enfants ont bien décorée et tout hier soir
et ce matin ! Mais qu'est-ce qu'on s'en fout qu'elle soit belle, cette boîte !
Elle sera enterrée, avec le clebs et ses puces !
Anna et les enfants
rentrent peu après que j’aie fini de ranger les courses. Je m’étais calmé
devant l’ordinateur. Visiblement, la mort de Biscotte est déjà loin, parce que
j'entends des éclats de rire alors qu'ils remontent l'allée. Je suis encore
plus dépité à l'idée de cet enterrement à la noix. Je charge Tom de chercher la
boîte, et je dispose avec un soin apparent le York dedans. Les gosses ont même
mis une couche de mousse ou de je ne sais quoi pour lui fournir un coin
douillet. Un vrai gâchis, à mon avis. Ils ajoutent ensuite quelques-uns de ses
jouets préférés. Je me retiens de leur dire d’aller le jeter dans un sac, à la
poubelle. Et de garder tout le tremblement inutile. Mais je ne dis rien, et
cela créé une sorte de silence religieux.
Je dépose la boîte
avec force précautions au fond du trou - et surtout avec la volonté de me
retenir de balancer la boîte là-dedans vite fait-bien fait - et je vois Anna me
lancer un regard en coin. Bah bien sûr, en plus il faut que je fasse son éloge
funèbre !
"Au revoir,
Biscotte, chien fidèle, toi qui avais toute la gentillesse possible. Tu vas
nous manquer".
Aussi brefs que ces
mots soient, ils sortent de ma bouche avec beaucoup de difficulté. Tant mieux,
ils prennent ça pour de l'émotion. Je me recule et m'apprête à reprendre la
pelle, mais je vois Anna s'avancer à son tour. Oh non, elle aussi ! C'est qu'il
aura eu droit à un enterrement digne d'un roi, ce p'tit con de clebs ! Un
sanglot d'énervement m'échappe, mais Anna commence à parler au même moment.
C'est tout juste si Tom me jette un coup d'œil ; je crois qu'il l'a pris pour
un reniflement de tristesse. Après Anna, évidemment, les deux gosses disent
aussi quelques mots. Et versent quelques larmes.
- C'était très beau,
les enfants, dis-je.
En fait j'en sais
rien, je ne les ai absolument pas écoutés. Mais ça leur fera plaisir et je
pourrai peut-être enfin en finir avec ça.
- Maintenant,
laissons-le reposer en paix. Chéri, tu veux bien... enfin... tu comprends ?
S'il te plaît, chuchota presque Anna en désignant la bêche.
Elle est hésitante en
parlant. Elle a des lumières de tristesse dans les yeux.
J'acquiesce
silencieusement. C'est plus sûr que je ne dise rien. Je commence à jetter les
premières pelletées sur la petite boîte, avec des sanglots de plus en plus
forts comme fond sonores. Vivement que ce soit fini, et ils retrouveront
rapidement leur joie de tout à l'heure!
- Les enfants ? Venez,
laissez papa s'occuper de Biscotte. Je... je crois qu'il a besoin d'être un peu
seul avec lui, lui aussi, annonce Anna en prenant Arthur par la main.
C'est ça, fichez-moi
la paix. J'attends qu'ils entrent tous dans la maison, et je peux enfin aller à
mon rythme, c'est à dire balancer rageusement la terre sur la boîte, à grandes
pelletées. Fichu clébard, jusqu'au bout ! Les mots rythment les pelletées.
Putain - de - clébard !!!
Une fois cette tâche
terminée, et une fois cette tâche de chien enterré, je prends le chemin de la
maison. Je prends soin de passer mes mains crasseuses sur mes joues, qui
laissent des traces comme-si-j'avais-pleuré. J'entre moi aussi dans la maison,
et je les vois, autour du goûter, en pleine discussion enthousiaste.
Je demande ce qui peut
bien leur remonter le moral comme ça :
"On sait quelle
race on veut, papa ! Le prochain, ce sera un King Charles !"
Je m'écroule sur la chaise, atterré par la
nouvelle. Un autre clebs ? Version bébé, en plus ! Ah non, ça court partout, ça
écoute pas, ça bouffe tout et n'importe quoi ! Je pensais qu'Anna attendrait
quelques jours, et m'en reparlerait !
Les enfants se
précipitent vers moi avec un nouvel entrain, et commencent à proposer des noms,
tout en demandant où ils le prendraient, et comment il serait, et...
"Allons, allons,
les enfants. Vous ne voulez pas attendre un peu avant de reprendre un animal ?
Au moins pour laisser le temps à Biscotte de nous quitter..."
Concert de
protestations. Je finis par hisser le drapeau blanc, comme toujours. J'annonce
à Anna que je pars me promener un peu. Au moment où je franchis la porte, je l’entends
dire aux enfants :
"Laissez papa, il
a besoin d'aller se promener seul pour penser à Biscotte."
Je m'éloigne de la
maison, et je peux enfin fulminer en paix. Un chien ! Un autre chien ! Mais bon
sang, qu'est-ce que j'ai fait pour mériter une journée aussi pourrie !!!
En parlant de journée,
voilà la maison de ce sale gamin et son empafée de mère, que j'ai croisés à la
supérette. Je les vois, ils sont dans leur jardin. Ce p'tit con joue au ballon.
Sa mère le filme. Ou le prend en photo, je sais pas trop. En tout cas, le gosse
fait le beau devant l'appareil, alors qu'il loupe chaque tir ! Ca me fait
marrer.
Sans trop savoir
pourquoi, je m'avance vers leur maison, et m'arrête devant. Je les regarde
jouer, et eux, tellement absorbés, ne me voient même pas. C'est de sa faute si
ma journée est aussi pourrie. Je suis certain que c'est lui qui a pris les
derniers yaourts que ma femme aime. Et en plus, il avait fait exprès de me
bousculer. J'ai bien envie de lui apprendre, moi !
Je m'arrête
soudainement, et me rends compte que je m'étais avancé vers le portail, la main
prête à l'actionner. La famille me regarde. Le ballon roule lentement à côté du
gamin.
Je recule, regarde
autour de moi d'un air perdu. Mais qu'est-ce que j'allais faire? J'en suis sûr,
l'espace d'un instant, j'ai eu l'envie, et même la ferme intention, de... Non,
c'est qu'un gamin pourri-gâté et une mère poule, pas un sale clébard !
Mais déjà son pôpa se
lève et vient vers moi.
''Je peux vous aider,
monsieur ?" Il a dit ça d'un air très décontracté, pourtant son visage
indique qu'il ne veut pas m'aider, à part peut-être à m'éloigner de sa maison.
"Laisse, Matt',
c’est l'abruti qui a bousculé ton fils au supermarché. Il en vaut pas la
peine."
Le gars me jette un
regard condescendant au possible, le regard qui dit tu-n'es-qu'une-merde et
retourne vers sa famille, qui maintenant m'ignore royalement.
Je serre les poings.
Ils m'ignorent. Ils ont pourri ma journée, accusé de tous les maux, traité
comme une merde, et maintenant ils m'ignorent ! Je serre également les
mâchoires. Je me force à aller plus loin, et sitôt hors de vue, je donne un
grand coup de poing dans un mur. Ne recroise jamais mon chemin. JAMAIS.
Puis en fait, si. Je
décide de l'attendre. Je sais que cet enfoiré part au boulot dix minutes avant
moi, le matin. Je vais l'attendre, lundi, et je vais lui apprendre les bonnes
manières.
Fort de cette idée, je
reprends ma marche. Lorsque je rentre, je suis calmé, mais je pense toujours à
la manière dont je pourrai aborder le père du gamin. Anna vient me voir et
commence à me parler, mais je n'écoute pas vraiment ce qu'elle dit. Et elle ne
parle pas longtemps : elle accourt vers moi après quelques mots. Elle me prend
la main, et l'observe. Je la regarde également, et vois du sang, du bleu et du
orangeâtre. J'ai du frapper trop fort le mur, mais je ne sens absolument rien. J'entends
ses piaillements affolés, et je crois que je lui sors une excuse à la noix, du
genre "j'ai glissé sur une peau de banane". Quelque soit mon
explication, elle semble l'accepter, car elle me bande la main avec force
précautions. J'ai envie de lui hurler que je ne suis pas en sucre et qu'elle
peut me soigner normalement, mais je laisse couler. Je préfère penser au moyen
d'aborder mon voisin. Je dois trouver une idée. J'ai tout mon dimanche, mais
plus tôt j’aurai une idée, mieux ce sera.
Le temps passe sans
que je ne m'en aperçoive. Je joue distraitement à l'ordinateur, puis avec
Arthur, puis fait mine d'écouter Anna tandis qu'elle met le linge à sécher.
- Chéri ? Chéri, ça va
?
Retour à la réalité.
Anna est face à moi, elle me regarde d'un air inquiet.
- Quoi, comment ?
Excuse-moi, tu disais ?
- Tu es sûr que tu vas
bien, mon chéri ? Tu ne t'es pas fait mal ailleurs en tombant ?
Elle s'approche en me
prenant la tête pour l'ausculter. Je m'éloigne d'un pas vif.
- Non, tout va bien,
je... je pensais juste à autre chose, un moment d'inattention. Je suis désolé.
Elle soutient mon
regard contrit, puis me sourit et se détourne, un grand drap entre les mains.
- D'accord. Je disais,
tu ne m'en veux pas trop pour le chien ?
Le chien ? Quel chien ?
Ah oui, le futur sale clebs. Décidemment, je le déteste déjà celui-ci.
- Pourquoi t'en
voudrais-je ?
- J'en ai parlé aux
enfants trop tôt, tu n'étais pas prêt à tourner la page avec Biscotte, c'est ça
? Je suis désolée, je suis tellement égoïste...
Ca oui, tu l'as dit...
- Mais non, ça va, ne
t'inquiète pas. C'est juste que c'est un peu dur à digérer pour moi, tout ça.
Formidable. Pour la
première fois depuis des semaines, j'ai pu dire la vérité sans aucun remors !
- Je comprends. Tu
sais, Biscotte va me manquer aussi, c'est juste que j'ai déjà du mal avec son
absence...
Je hoche la tête sans
y penser, mon esprit a déjà quitté la conversation. Je sais comment je vais
aborder mon voisin, lundi. Le couillon gare sa voiture à l'entrée du
lotissement, sur une avenue vide qui n'est pas encore vraiment reliée au
centre-ville. Je vais l'aborder là, et lui demander comment il pense qu'il a
éduqué son fils.
La soirée, ainsi que
la journée suivante, se déroulent sans rien de particulier. Malgré la
"disparition" du York, la vie semble de nouveau normale. Le
train-train habituel et de retour, mais pour la première fois, cela ne me gêne
pas de le subir. Je ne pense qu'à lundi. Plus le temps passe, et plus je me
sens d'attaque. Je sens l'excitation monter, c'est presque aussi bon que la
mort du clebs. Presque.
Anna a trouvé un bon
chenil, et nous devrons y faire un tour mercredi. Il faudra que je pense à
demander mon après-midi. Je me demande si un mot d'excuse comme "J'ai
besoin d'aller au chenil pour racheter un chien. Le précédent nous a lâché la
semaine dernière. Je l'ai cassé, donc les enfants en veulent un nouveau"
passerait. Penser à ce genre de choses me fait du bien.
Après le dîner, comme
d'habitude, je monte coucher le p'tit pendant que Tom et Anna allument la télé.
Je crois que c'est une comédie, aujourd'hui. Parfait. Comme ça, mes rires
passeront pour une réaction au film. Je pourrais penser à demain. Demain... Un
frisson me parcourt à chaque fois que j'y pense.
La soirée semble
passer en une heure. Pourtant, lorsque je m'allonge, je m'aperçois que plus de
deux heures et demie se sont écoulées. Anna s'installe près de moi.
Je ne suis pas
fatigué, malgré l'heure tardive. Anna a éteint depuis un quart d'heure,
peut-être, mais l'excitation m'empêche de trouver le sommeil. Demain... Les
multiples scénarios qui défilent dans mon esprits sont plus enivrants les uns
que les autres. Presque jouissifs. Je ne sais pas encore pour lequel je vais
opter. Mais, ce gars, je le connais pas vraiment. Je sais juste qu'il fait un
peu archétype du vrai connard. Il va falloir que je m'arme. Juste au cas où. On
sait jamais de quoi ces gens-là sont capables, n'est-ce pas ?
Je m'endors, le
sourire aux lèvres. Le réveil est réglé pour 7 heures, soit une demi-heure plus
tôt que d'habitude, mais comme ça j'aurai le temps d'aller voir ce cher voisin.
J'entends un vague grognement s'élever alors que j'éteins le réveil. Anna ouvre
de petits yeux, me regarde, puis se retourne. Je crois qu'elle s'est rendormie.
Ma nuit a été courte,
mais je me lève avec entrain. Ce con va enfin payer ! C'est aujourd'hui que je
vais le voir ! Il va voir ce qu'il va voir, je suis prêt ! J'ai l'impression
d'avoir attendu cette journée toute ma vie. J'enfile rapidement mes vêtements,
et descends les escaliers en boutonnant ma chemise.
Le café brûlant n'est
pas encore prêt ? Mais comment... Et merde, il est programmé pour se mettre en
route dans une demi-heure! Je peste et l'allume manuellement. Avec un peu de
chance, il ne me fera perdre que quelques petites minutes.
Pendant ce temps, je
mets mes chaussures, vérifie ma tenue et ma sacoche. Surtout, il faut paraître
normal. Un jour comme les autres pour tout le monde. Sauf pour moi. Et lui.
J'entends des pas dans
les escaliers. Anna. Merde. Elle n'est sensée se réveiller que dans une heure,
pour emmener les enfants à l'école ! Vite, trouver un bobard, n'importe quoi...
- Chéri ? Tu es déjà
levé ?
- Oui, je, heu... Je
dois finir quelques dossiers urgents ce matin, donc je pars un peu plus tôt. Tu
veux du café ?
- Non. Je vais aller
me recoucher. Bonne journée chéri. A ce soir.
C'est ça. A ce soir.
J'engloutis mon café et une tartine à toute vitesse, et je sors de la maison.
Je monte dans la voiture, la fais démarrer avec force précautions pour qu'elle
ne me lâche pas comme vendredi, et sors de l'allée comme tous les jours. Sauf
qu'au bout de la rue, au lieu de prendre à droite, je prends à gauche. Là,
c'est sa voiture. Comme prévu. Je me gare à côté.
Et j'attends.
J'attends. Je regarde
ma montre avec une impatience masquée. Il arrivera dans une dizaine de
minutes. Je regarde autour de moi. Rien.
Personne. Ma montre. Il ne s'est même pas écoulé une minute. Les piles doivent
être fatiguées. Je tapote le volant de la voiture d'un geste mécanique. Un
mouvement stressant que font les personnes stressées. Je m'efforce d'arrêter.
Je ne suis pas stressé. Juste... impatient. Et excité. Il ne devrait plus
tarder...
Il a peut-être peur. Peut-être qu'il a senti
qu'il ne devait pas venir. Peut-être qu'il est malade.
Non. Ce genre de type
ne ressent pas le danger. Sauf lorsqu'il est trop tard. Et ce genre de type
n'est jamais malade. Ce genre de type est tout simplement chiant et
insupportable.
Comme pour confirmer
mes pensées, j'aperçois une silhouette dans l'ombre de la rue s'approcher.
C'est lui. C'est forcément lui. Cette assurance, ces grandes enjambées,
pressées de travailler, c'est lui. Je le tiens.
J'attends sagement
qu'il arrive près de sa voiture. Il oure sa protière, il monte à bord. Moi, je
descends, et je me poste juste devant la sienne, les mains dans les poches. Il
est en train de fouiller dans sa sacoche, certainement pour chercher ses
papiers. Alors qu'il se redresse pour tourner le contact, il me voit a travers
le pare-brise. Je vois ses sourcils se froncer. Il klaxonne un coup, bref. Je
souris. Ne joue pas à ça avec moi, connard.
Il se résigne - enfin
! - à sortir de sa voiture.
- Monsieur ? Je peux
vous aider ?
Il s'arrête. Je crois
qu'il m'a reconnu.
-Oui, justement, vous
pouvez m'aider !
-Mais... vous êtes le
type de l'autre jour ! Qu'est-ce que vous me voulez encore ? Dégagez d'ici, je
ne veux plus vous voir ! Et ne vous avisez pas de vous approcher de ma famille
!
C'est qu'il pourrait
mordre, le con ! Il a pris la bête rapidement, j'avoue que je suis flatté. Mais
il vient d'aggraver son cas.
-Ok, je crois que vous
m'avez mal compris, dis-je en levant les mains. Je voulais juste qu'on
s'explique...
Et te foutre quelques
coups de poings dans ta sale gueule.
- Mais vous avez fait
une grave erreur. Je ne suis pas que le "type de l'autre jour".
Je plonge une main
dans ma poche en lui parlant et sors un canif.
- Je peux être méchant
si on ne me respecte pas, tâchez de vous en souvenir...
Ce ne sera pas
difficile, il n'aura pas le temps de m'oublier.
Je ponctue mes paroles
d'un premier coup de couteau, trop vif pour qu'il puisse réagir. Je sens la
lame s'enfoncer dans sa chair, je sens ses muscles se crisper de surprise et de
douleur... et je sens son souffle, plus saccadé. Un frisson de plaisir me
parcourt.
- Vous n'auriez pas dû
me parler ainsi.
Je le pousse pour
dégager la lame.
- Votre fils aussi
parle mal aux inconnus, vous savez ?
Je ne peux m'empêcher
de sourire en voyant son visage se décomposer.
- Mon fils ?
Mais…
- Oui, votre fils.
Cette grosse boule de graisse est tout sauf un modèle de respect. Et, puisque
vous êtes son père, je me dois de supposer que le problème vient de vous…
Il prend un air
catastrophé. Bien, je pense qu’il a son compte, il a compris la leçon. C’est
incroyable ce qu’un petit coup de couteau de rien peut apprendre aux gens.
Maintenant, il va gentiment remonter dans sa voiture, et détaler la queue entre
les patt…
Mais ? Mais
qu’est-ce qu’il fait ?
Ce con s’est jeté sur
moi, de tout son poids. Nous roulons au sol tous les deux, et je sens son sang
qui imbibe ma chemise. Merde… ça devait pas se passer comme ça ! Il est
sur moi, et je vois son poing monter, pour redescendre en piqué. J’ai
l’impression que ma pommette gauche explose. Je n’ai qu’un seul réflexe,
malheureux… Je lève la main droite pour me défendre. Elle atterrit en plein
dans sa tronche.
Sauf que j’ai oublié
un détail. Ma main tenait toujours le canif.
Je repousse le poids –
mort, merde, merde ! – qui m’est tombé dessus, et je me relève. Je le
secoue. Debout, debout, sale con ! Il est – mort, merde, merde, il est
mort ! – totalement immobile.
Il est mort.
C'est pas comme le
clebs, là, merde ! C'est un homme – mort, merde merde ! – Un con, mais un
homme quand même !
Je ne pense plus qu'à
une chose. Une phrase qui tourne en boucle dans ma tête. J'ai tué un homme – con,
mais un homme. Mes membres bougent tous seuls.
Je porte le corps dans
sa voiture, l'installe. Je tourne la clé et la voiture démarre, le pied du mort
appuyé sur l'accélérateur. J’enclenche la première. Ma main referme la
portière, et laisse la bagnole avancer. Je la regarde s'encastrer dans un
arbre. Assez violemment. Juste ce qu'il faut.
Je me précipite, le cœur
battant. J'espère que le résultat est convainquant. Je dois faire vite, le
bruit a dû alerter les voisins proches, qui ne vont pas tarder à arriver.
J'ouvre la portière, la main rentrée dans la
manche - je ne voudrais pas laisser mes
empreintes ! Ca craint. Sa tête a fait connaissance avec le pare-brise -
forcément, a ceinture de sécurité n'était pas mise - et le résultat est franchement
horrible. Par contre, on voit clairement l'entaille faite par le couteau. Je
saisis une branche qui a traversé la vitre, et la dirige vers la blessure, pour
la rentrer dans la chair.
Je réprime un haut-le-cœur.
Si je vomis ici, je suis foutu.
C'est bon. Je pense
que cela passera pour un accident, maintenant. Je m'éloigne. Le plus loin
possible. Je ne dois pas me retrouver dans les parages quand les voisins le
trouveront. Dans une petite ruelle, je ralentis enfin. Et je vomis. Deux fois,
sur le bord de la route. En m'essuyant le coin de la bouche, je remarque le
sang. Plein de sang. Partout. Il macule mes vêtements, et commence à sécher sur
mes mains. Nouveau haut-le-cœur.
Je ne peux pas aller
travailler. Je retourne chez moi, en longeant les haies, prêt à me cacher au
moindre mouvement. Je me cache dans un buisson et j'attends qu'Anna parte avec
les enfants. Par chance, elle ne remarquera pas la voiture, au bout de la rue,
puisqu'elle part dans l'autre sens. L'attente me semble interminable. Est-ce
qu'elle sortira jamais ??
Enfin, les enfants
embarquent dans l'Espace, et la voiture sort de l'allée. J'attends encore une
minute avant d'aller à la porte et de me réfugier à l'intérieur. Là, je me
déshabille en entier. Je dois tout brûler. Tout.
Je laisse les
vêtements par terre et me précipite dans la salle de bain. La douche froide me
permet de me remettre les idées en place. Tandis que je frotte frénétiquement
chaque parcelle de ma peau, je réfléchis. Il faut avoir l'air normal, surtout
ne pas attirer l'attention. Pour commencer, il me faut une excuse pour le
boulot. Un pneu crevé ? Ensuite, faire brûler discrètement les vêtements. Je ne
suis plus aussi certain que les faire disparaître dans ma cheminée soit une
bonne idée. Mais quelque part, je n'ai pas le choix... Il faudra juste
s'assurer que tout a bien brûlé. Réconforté par cette idée, je me dirige vers
la cheminée, j'y fourre ma chemise, mon pantalon, ma cravate, même mon slip et
mes chaussettes, et je frotte une allumette. Je regarde les flammes ronger le
tissu. Pendant que ça brûle, je vais me rhabiller. Quand je redescends, les
vêtements se sont consumés, mais il reste un paquet de fibres. Merde !
Qu'est-ce que je vais en faire ? Je rajoute un peu d'alcool dessus, je
re-gratte une allumette et la jette dessus. Le mélange explose en un grand
"wouf !" qui monte dans la cheminée. J'ai eu chaud – littéralement.
Je me permets encore
cinq minutes de repos avant de partir, prends un petit verre d'alcool pour me
remettre de ces derniers événements. C'est parti. Je sors, monte dans la
voiture, hésite avant de démarrer. Mes mains tremblent encore, et ma
respiration n'est pas naturelle. J'inspire fort, une fois, deux fois. La
bagnole démarre. Je roule normalement. La route me permet de retrouver mon
calme.
J'arrive au boulot
avec une bonne heure de retard, et je salue mes collègues comme si de rien
n'était. Etrangement - mais c'est un soulagement ! - aucun d'entre eux ne
semble vouloir connaître la raison de mon retard. Je commence donc enfin ce qui
ressemble à une journée normale. Les heures s'écoulent, et je tente de rester
concentré. Je fais tout pour ranger cet épisode loin, loin dans ma tête. Mais,
je ne peux pas l'empêcher : je revois le voisin dans sa voiture, le crâne
brisé... Ou encore debout, regardant le coup de couteau qui coule rouge, si
rouge...
Impossible de me
retenir : je cours aux toilettes pour retourner vomir. Je respire autant que je
peux pour me calmer avant de ressortir. Je tremble de partout...
"Ah, c'est vous
!"
Merde ! C'est mon
patron...
"Vous avez l'air
vraiment mal, vous savez. Vous devriez rentrer chez vous, allez voir le
médecin. Je vous donne votre journée".
Je le remercie : j'en
ai vraiment besoin. Mais, ce n'est pas le médecin que je veux voir. Une fois
dans ma voiture, je prends le téléphone et je compose le numéro de mon meilleur
ami : Jim.
La voix posée de mon
ami me fait immédiatement du bien.
- Je... Je voulais te
parler...
Je crois qu'il a senti
que j'avais quelque chose d'important à lui dire. Et surtout que quelque chose
d'important s'était passé.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Tu as des ennuis ?
- En quelque sorte, je
crois qu'on peut dire ça comme ça... en fait, j'ai fait quelque chose que...
que j’aurais pas du faire, et je...
Je me perds au milieu
de ma phrase.
- Tu n'as qu'à passer,
ce soir, après le boulot. On pourra discuter de tout cela ensemble,
tranquillement.
- Justement, je me
demandais si... si je pouvais passer maintenant. Mon patron m'a donné ma
journée, alors si tu n'es pas occupé...
- Non, bien sûr que
non. Tu sais bien que je suis toujours là. On se voit tout à l'heure.
- Merci, Jim.
Je raccroche. Je m'en
fous, de Dieu. Je veux parler à mon meilleur ami, et le confessionnal est
parfait pour ça : il ne verra pas mon visage couvert de honte...
La route me paraît
longue, surtout avec la déviation qui ajoute encore quelques kilomètres. Je me
gare rapidement et me dirige vers l'église. Le grand bâtiment ne m'a jamais
impressionné, mais aujourd'hui, un frisson me parcourt alors que j'entre.
- Tu as fait vite,
dis-moi !
Jim s'avance vers moi
et pose sa main sur mon épaule. Il m'entraîne au fond de la salle, puis
s'assied sur un banc.
-Si ça te dérange pas,
j'aimerais autant qu'on en parle... ailleurs. Dans le confessionnal.
Je n'ose pas le
regarder en parlant, et observe mes chaussures. Il se relève et va vers le confessionnal
sans un mot. Jim est super, pour ça : il n’a pas posé de question, il n’a
pas relevé. Il sait que j’ai surtout besoin de lui parler, à LUI, mais j’ai
demandé le confessionnal, alors il m’y accompagne sans rien demander.
Nous nous installons
dans nos compartiments. Jim attend que je parle.
- Dis-moi, Jim… Le
secret de la confession est fort à quel point ?
- Qu’as-tu donc fait,
mon fils et ami, qui te perturbe à ce point ?
Je n’ose rien
répondre. Jim soupire, et me répond :
- Rien ne peut briser
la confession. Je ne suis qu’un intermédiaire entre toi et Dieu, et Dieu garde
pour lui les confessions de ses fidèles. Allons, Jim, mon fils et ami,
raconte-moi ce qui pèse si lourd sur ton âme.
- Pardonnez-moi, mon
père, parce que j’ai péché.
- Raconte-moi, fils.
- Jim… Mon père… J’ai
honte… J’ai honte d’avoir aimé ce que
j’ai fait. J’ai honte de n’éprouver aucun remords. J’ai peur de recommencer.
Jim ne répond rien. C’est
à moi de parler. C’est à moi d’avouer.
- Jim, je… J’ai tué
quelqu’un.
Un bruit étouffé
retentit de l’autre côté du grillage.
- Tu as fait QUOI ?
- C'était un accident !
Je ne sais pas trop si
je disais cela pour me défendre ou pour le calmer.
- Tu n'en a donc pas
parlé à la police, ni à qui que ce soit d'autre ?
Je ne réponds pas,
trop honteux pour articuler le moindre mot.
- Tu reconnais tes
péchés devant Dieu, mais tu sais qu'il faut également être en paix avec la
justice terrestre ?
Il marque une pause,
et semble se calmer.
- Allons, mon fils,
mon ami, raconte-moi ce qu'il s'est passé, et ensuite nous irons voir la
police. Je suis certain que tout va bien se passer. Dieu...
- Dieu n'a rien à voir
avec tout ça ! C'est... C'est moi, pas lui !
- Je le sais, mais...
- Je voulais juste lui
apprendre les bonnes manières, c'est lui qui s'est jeté sur moi ! Je n'ai pas
réfléchi, sur le moment...
- Il est donc légitime
que tu te sois défendu. Mon fils et ami, Dieu te pardonnera si...
- Non, ce n'est pas le
pire ! J'ai... j'ai maquillé la scène, je voulais pas finir en taule...
Je marque une petite
pause, mais Jim ne dis rien.
- Je... Je l'ai remis
dans la voiture, et... Aux yeux de tous, ça aura l'air d'un accident, il sera
simplement rentré dans un arbre... Oh, Jim, je l'ai tué !
Jim ne me répond pas.
Il semble réfléchir à ce qu'il va bien pouvoir me dire.
- Dieu pourrait te
pardonner, peut-être, si... Si tu avais une conduite absolument exemplaire le
reste de ta vie.
- Jim, tu ne comprends
pas... Comment pourrait-on me pardonner le plaisir
que j'y ai pris ?
- Dieu sait amnistier...
J'entends sa voix
trembler. Jim ne sait plus quoi dire.
- Tu sais quoi, je...
J'aurais pas dû venir te voir. Je suis désolé te t'avoir dérangé, Jim.
Je sors du
confessionnal en courant, et je quitte l'église aussi sec. C'est dans la
voiture que je réalise : je n'ai pas reçu l'absolution. J'hésite, mais décide
de ne pas y retourner. Jim a certainement déjà prévenu la police, et je le
comprends. Je ne vais pas le torturer davantage. La bagnole démarre
brusquement, et roule rapidement.
Je cours comme un fou
jusqu'à la voiture. Je me cale derrière le volant et démarre aussitôt. Bon
sang, quelle peur je me suis fait ! Il s'en est fallu de peu... Depuis le temps
que je suis parti, c'est bien la première fois que c'est aussi juste.
A un feu rouge, je
remarque un petit détail assez gênant : mes gants sont rouges, et d'un rouge
assez vite reconnaissable... Zut. Je les retire et les range dans la boîte à
gants. Bon. Elle est où, l'église, ici... ?
d